Les pratiques douteuses du président de la Croix-Rouge dénoncées dans un livre
INTERVIEW - Gestion amorale, licenciements abusifs, souffrance au travail... Dans Charité bien ordonnée, Yohan Blavignat, journaliste au Figaro et Bénédicte Poirier, journaliste reporter d'images, révèlent les méthodes contestables de Jean-Jacques Eledjam, président de la Croix-Rouge depuis 2013, et de sa direction.
Institution reconnue de tous pour son action humanitaire, la Croix-Rouge française fait aujourd'hui parler d'elle pour ses pratiques douteuses en interne. Opérations financières juteuses, licenciements abusifs, politique du silence ou encore suicide...
Antoine Boutonnet, ancien policier reconnu et bénévole pendant 27 ans, a en effet mis fin à ses jours en 2017. À sa femme, il laissait une lettre dans laquelle il évoquait longuement ses déboires avec l'association, qui l'aurait humilié et déshonoré.
Dans Charité bien ordonnée (Cherche Midi, 2019), fruit d'une enquête de plus d'un an, Yohan Blavignat, journaliste au Figaro et Bénédicte Poirier, journaliste reporter d'images (JRI), révèlent les dérives du charity-business et d'un système mis en place depuis 2013 par la direction de l'association, présidée par le mystérieux Jean-Jacques Eledjam, basé sur la manipulation et la terreur. Entretien.
LE FIGARO. - Selon votre livre, Jean-Jacques Eledjam serait le principal responsable des problèmes internes à la Croix-Rouge. Qu'a-t-il changé depuis son élection en 2013?
Yohan BLAVIGNAT. - Il y a un climat de méfiance et de peur qui s'est installé. Ce qui est symptomatique, c'est que les syndicats ne veulent même pas parler en leur nom. C'est assez rare. Ils ont peur des représailles. Jean-Jacques Eledjam, lui, a d'abord accentué la libéralisation de l'association, qui est aujourd'hui gérée comme une entreprise. Jean-François Mattei avait commencé cette mutation dans les années 2010, et Eledjam l'a accentuée. Il s'agit d'une politique financière et immobilière assumée dans un but de profit qui a déjà été épinglée par la Cour des comptes. Au niveau social, il y a eu des régressions: le congé allaitement a été réduit, les syndicats n'ont plus vraiment de poids. Nos sources nous ont fait part d'un vrai climat de souffrance générale.
Jean-Jacques Eledjam a refusé de vous rencontrer, mais il vous a été largement décrit par certaines sources. Qui est-il vraiment?
Bénédicte POIRIER. - C'est quelqu'un de charismatique. Il charme, parvient à gagner la confiance de son interlocuteur jusqu'à ce qu'il obtienne ce qu'il veut. Puis la personne disparaît. Exemple avec Franck Delaval, son ancien directeur de cabinet. Jean-Jacques Eladjam lui avait demandé une place au Conseil économique, social et environnemental (CESE) pour obtenir un salaire, car il n'était pas payé en tant que président de la Croix-Rouge. En échange, il avait promis de démissionner de son poste d'anesthésiste à Montpellier pour être plus présent à Paris. Il a obtenu le poste au CESE mais n'a jamais démissionné. Quelques semaines après cette nomination, en novembre 2015, Frank Delaval a reçu un mail que nous avons en notre possession le remerciant pour le CESE avant de lui indiquer: «Je souhaiterais désormais que vous n'ayez plus aucun lien avec la Croix-Rouge». Il a aussi demandé la légion d'honneur dès son élection et l'a obtenue six mois plus tard.
On a aussi fait croire à Frank Delaval que Le Canard enchaîné allait publier un article selon lequel il aurait pioché dans la caisse. Or, l'hebdomadaire ne connaissait même pas son nom. Quelques mois plus tard, ils lui ont dit que Marianne enquêtait sur lui et ses notes excessives de taxi. Sauf que c'était son travail de commander des taxis pour tout le monde et l'article n'était en fait qu'un encadré de quinze lignes.
Y. B. - Sa méthode est à peu près toujours la même, selon nos sources: il charme d'abord, il utilise et ensuite il jette. Et pourtant, d'après ce qu'on nous a dit, si vous le rencontrez demain, Jean-Jacques Eledjam sera quelqu'un de très charmant. Il n'a jamais un mot plus haut que l'autre.
Comment se fait-il qu'un président aussi contesté puisse avoir été réélu à l'unanimité en 2017
B. P. - Sébastien Thubert, un ancien cadre, et Marc Gentilini, ex-président de la Croix-Rouge (1997-2004), se sont présentés ensemble contre Jean-Jacques Eledjam. Ils nous expliquent qu'il n'y a pas eu de prise de parole lors de l'élection, qu'ils n'ont pas vraiment pu défendre leur projet. Cela s'est un peu fait dans l'ombre. Au Conseil d'administration, il y avait 38 candidats mais seulement 31 sièges. Sébastien Thubert et Marc Gentilini n'avaient aucune chance face aux autres candidatures qui soutenaient Eledjam.
A-t-il fait quelque chose d'illégal?
B. P. - Ce qu'il fait est plutôt amoral. Il est sur la ligne. Il ne peut pas être condamné. La question c'est: peut-on, dans une association humanitaire censée aider des gens, faire des choses amorales? Charité bien ordonnée commence par soi-même. Il faut donc qu'à l'intérieur ça se passe bien.
Pourquoi l'association a-t-elle décidé de déménager de l'hôpital Brousset, dans le XIVe
arrondissement, à la commune de Montrouge (Hauts-de-Seine)?
Y. B. - Selon eux, les locaux ne respectaient pas le Code du travail car il y avait des pièces sans fenêtres. Ce serait également une passoire énergétique et il n'y aurait pas assez de place, avec l'augmentation du nombre de salariés (650 en 2018 contre 300 en 2004). Mais la principale raison, c'est qu'il s'agit d'une opération immobilière pour gagner de l'argent. Ils sont propriétaires d'une partie de l'hôpital Brousset mais ont décidé de déménager à Montrouge, pour un bail locatif de 4,2 millions d'euros par an, en plus des 3,7 millions d'euros de travaux d'aménagement. L'idée, c'est de faire des travaux à Brousset et revendre une partie pour y faire des logements sociaux et ainsi les revendre à des promoteurs. Ils prévoient aussi de racheter une partie du site à l'AP-HP. Ils espèrent récupérer 230 millions d'euros dans cette opération. Problème: la maire du XIVe arrondissement, Carine Petit, est opposée au projet et ne délivrera ni permis de construire, ni permis de démolir. Certains syndicalistes pensent que la Croix-Rouge a prévu de rester à Montrouge, d'autant que, selon nos sources, il y a option d'achat dans le bail locatif.
L'ancien bénévole Antoine Boutonnet, un policier reconnu, a mis fin à ses jours en 2017... En quoi est-ce la faute de la Croix-Rouge?
B. P. - Ce policier était responsable de la Division nationale de lutte contre le hooliganisme et en parallèle, il était bénévole à la Croix-Rouge depuis janvier 1990. Il était dévoué corps et âme à son métier et son engagement associatif. En 2016, il a découvert qu'une sanction disciplinaire allait être prise à son encontre car il aurait eu des notes de frais non-justifiées sur son téléphone, pour un montant total de 6 605 euros. Ils étaient censés le prévenir mais il l'a appris par un bruit de couloir. Il s'est senti trahi, a fait une lettre en disant qu'il ne comprenait pas. Il a joint à sa missive un chèque de 7000 euros, non pas pour rembourser sa dette mais pour donner à l'association. Il n'a eu aucune réponse, le chèque n'a pas été encaissé. Onze mois après, en novembre 2016, une sanction a été prise et il a été inéligible pendant un an. On est, à ce moment-là, quelques mois seulement avant l'élection du président national. Selon nos sources, Eledjam aurait eu peur de lui. Boutonnet aurait eu des prétentions nationales et il aurait pu lui faire de l'ombre. Malgré une procédure judiciaire gagnée en janvier 2017, il ne s'en est jamais remis. Son honneur était atteint. Il s'est senti humilié et a mis fin à ses jours en novembre de la même année. Il a laissé derrière lui une lettre qui ferait allusion à 80% à ses problèmes avec la Croix-Rouge. Cette lettre, sa femme a voulu la garder privée mais son avocat et son meilleur ami nous l'ont racontée.
Y. B. - Derrière cette histoire, il y a toute la question autour du statut de bénévole qui se pose. Antoine Boutonnet était l'un d'eux. Les bénévoles s'engagent, donnent de leur temps, leur énergie et se font régulièrement sanctionner. Ils ne sont pas protégés par le droit du travail.
De son côté, à en croire votre enquête, la direction semble essayer d'étouffer les débordements pour préserver «l'institution Croix-Rouge»...
B. P. - Ils ridiculisent toutes les affaires qui sortent. Sur les heures supplémentaires, sujet qui a fait scandale en 2015, le directeur général adjoint, Guy Bernfeld, nous a dit qu'on faisait de «l'archéologie». Or, ça a touché beaucoup de monde et ça en touche encore. Ce livre est également la somme de toutes les petites affaires sorties dans la presse depuis 2015.
Vous le précisez à plusieurs reprises dans votre livre: il ne s'agit pas de remettre en cause les actions de l'association...
B. P. - Les valeurs de la Croix-Rouge, nous les partageons, et c'est le cas de tout le monde. Mais comment expliquer autant de traumatismes, de peur de la part des témoins, et des nombreux départs? Seulement trois des quinze directeurs présents sur l'organigramme de 2014 étaient encore là en 2018. Jean-Jacques Eledjam a écumé quatre directeurs généraux en trois ans.
Y. B. - On n'attaque pas la Croix-Rouge en tant qu'institution. Ce qui est important pour nous, c'est de libérer la parole. On est juste le porte-voix de ces personnes. Il est important de montrer que des gens souffrent, même dans une structure comme celle-ci. Mais la Croix-Rouge est une très belle maison. Il y a des milliers de bénévoles qui oeuvrent chaque jour pour aider les plus démunis et il faut continuer de la soutenir. Nos sources entendent seulement redonner ses lettres de noblesse à une structure qu'ils chérissent.
http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2019/02/21/01016-20190221ARTFIG00076-les-pratiques-douteuses-du-president-de-la-croix-rouge-denoncees-dans-un-livre.php
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